Cinéma et intelligence artificielle : innovation ou standardisation ?
Loin de ne s’intéresser qu’aux personnages de cinéma, les intelligences artificielles (IA) s’invitent de plus en plus fréquemment dans le processus de création d’un film, à tous les niveaux de la production. Tour d’horizon d’un bouleversement pas si inédit par Maureen Lepers, Docteure en cinéma.
Avant et après le tournage : des IA d’optimisation
Fabriquer un film est tout d’abord une entreprise longue et coûteuse, dont le succès repose sur deux séries de facteurs moins artistiques que pragmatiques : d’une part, la gestion des risques financiers dans un secteur toujours en flux tendu, d’autre part, l’optimisation logistique. Les IA constituent à ces deux titres des outils d’assistance efficaces dès le stade de la pré-production. Présenté en 2022 au marché du film du festival de Cannes, le support d’IA de la start-up Largo propose par exemple d’estimer le succès potentiel d’un projet en confrontant le scénario à une base de plus de 60 000 films – tous genres confondus, ayant abouti ou non – à partir des données desquels sont générées des recommandations de casting, de publics à viser, de diffuseurs, ainsi que des projections économiques sur de potentiels résultats au box-office.
Outre ces compétences analytiques, de nombreuses IA ont également une fonction pratique. Au moment de la préparation d’un tournage, les équipes de production peuvent y avoir recours pour automatiser des tâches rébarbatives et lourdes telles que l’édition de plannings ou l’établissement des feuilles de route et de service. Dans le secteur de la post-production, les logiciels et supports informatiques permettent ensuite d’optimiser le travail dans différents domaines, comme synchroniser les voix dans les doublages, retoucher les images pour que les mouvements des lèvres des comédiens et comédiennes correspondent aux mots prononcés, assister au montage et à l’étalonnage… Au point parfois d’entrer en concurrence directe avec les professionnels de ces métiers. Comme l’analyse Alexia de Mari dans un article rédigé pour la revue Mediakwest1, les secteurs du sous-titrage et de la traduction sont ici parmi les plus touchés.
Sur le tournage : repousser les limites de l’image cinématographique
Loin de se limiter à un rôle d’optimisation, les potentialités des supports d’IA recouvrent des enjeux de création majeurs et repoussent sans cesse les limites de la captation d’images en direct. Si les assistances numériques et informatiques sont depuis longtemps utilisées pour des effets spéciaux plus ou moins spectaculaires (de la destruction d’un décor à la génération automatique de plans de foule par exemple), les récents progrès en matière de traitement des visages permettent de vieillir ou de rajeunir un acteur sans passer par les méthodes plus traditionnelles (et contraignantes) du maquillage et des prothèses, ou par celles, plus récentes, de la captation numérique de mouvements (motion capture). Pour le tournage de The Irishman (Martin Scorsese, 2019), l’équipe d’effets visuels du studio ILM a ainsi mis au point un dispositif de filmage composé de trois caméras, dont deux-infrarouges, leur permettant de capter des images les plus détaillées possibles des acteurs principaux, Robert de Niro, Al Pacino et Joe Pesci, sans les encombrer des nombreux capteurs faciaux nécessaires aux effets visuels. Respectivement âgés de 79, 82 et 80 ans, les trois comédiens ont ainsi pu interpréter leurs personnages sur une période d’environ quarante ans avec un confort et une facilité de mouvement inédits.
Sur un plan plus théorique, les capacités des IA à rajeunir les acteurs croisent l’un des plus vieux fantasmes du cinéma : conjurer le passage du temps, voire la mort elle-même – ce dont rêvait déjà le critique et fondateur des Cahiers du Cinéma, André Bazin, dans un texte de 1951, « Mort tous les après-midi2 ». Pas étonnant, dès lors, qu’elles soient mises à profit pour faire revivre des personnages du panthéon cinématographique qu’on pensait disparus à jamais. C’est par exemple le cas de Rachel, la cyborg de Blade Runner (Ridley Scott, 1982), interprétée par Sean Young alors qu’elle avait 25 ans et qu’on retrouve inchangée dans une scène du remake réalisé par Denis Villeneuve en 2017, Blade Runner 2049 ; ou encore de Leïa Skywalker dans Star Wars : Le Dernier Jedi (Rian Johnson, 2017), dont l’interprète historique, Carrie Fisher, était décédée au moment du tournage et dont le visage a été recréé numériquement. Les IA s’imposent ainsi comme un moyen pour le cinéma de convoquer ses propres fantômes.
Pour ou contre l’IA : un débat qui prend racine dans l’histoire des techniques
Qu’on les encense ou les exècre, les IA actualisent des discussions amorcées dans les années 2000 avec l’entrée du cinéma dans le numérique. La question de la mise en concurrence des compétences humaines et informatiques se pose par exemple pour les acteurs et les actrices dès que les films ayant recours au motion capture commencent à avoir du succès. En effet, puisque les visages des acteurs/actrices qui incarnent la Na’vi Neytiri (Zoé Saldana dans Avatar, James Cameron, 2009), le singe César (Andy Serkis dans La Planète des Singes : Les Origines, Rupert Wyatt, 2011) ou le dragon Smaug (Benedict Cumberbatch dans Bilbo : La Désolation de Smaug, Peter Jackson, 2013) ne sont pas visibles à l’écran, à quoi servent les comédiens ? Sont-ils voués à disparaître pour être remplacés par des images informatiques, comme se le demande le magazine Trois Couleurs dans un dossier qu’il consacre à ce débat en 2013 ? La question interpelle également les cinéastes : dans Le Congrès (2013), Ari Folman raconte l’histoire d’une actrice numériquement clonée par un studio de tournage qui exploite à loisir son image.
Les débats sur les usages des IA au cinéma prolongent en outre des tensions anciennes, qui prennent racine dans l’histoire des techniques et opposent les artistes aux logiques industrielles du secteur. Enjeu économique majeur, l’arrivée du cinéma parlant dans les années 1920 a par exemple occasionné de très nombreuses résistances de la part de réalisateurs français (René Clair), britannique (Charlie Chaplin), ou encore soviétique (Sergueï Eisenstein) qui considéraient les voix audibles des acteurs et des actrices comme des dégénérescences esthétiques. Des tensions similaires ont plus tard traversé le milieu avec l’arrivée de la couleur. Fustigée pour l’artificialité de sa palette chromatique, le technicolor va imposer sa flamboyance à Hollywood par l’intermédiaire de films comme Autant en emporte le vent (Victor Fleming, 1939) et Le Magicien d’Oz (Victor Fleming, 1939), aujourd’hui considérés comme des chefs-d’œuvre, mais qui fonctionnent à l’époque comme des vitrines promotionnelles pour une technologie couteuse, dont il faut asseoir le succès commercial.
Entre innovation et standardisation
Comme la conquête du son, le passage à la couleur, ou encore, plus récemment, le motion capture, les supports d’IA ouvrent a priori des possibilités créatives nouvelles pour le cinéma. Ce creuset de potentialités est cependant paradoxal. Les IA reposent en effet sur des formules mathématiques, des algorithmes, et des statistiques, eux-mêmes nourris par des bases de données répertoriant ce qui existe déjà. Dès lors, si les IA permettent techniquement d’innover, d’inventer des formes inédites et d’emmener les images au-delà de ce qui était jusqu’alors possible, elles peuvent également conduire à une standardisation accrue des productions.
La question se pose de façon brulante pour les assistances à l’écriture de scénario, programmées pour décliner des formules narratives et dramaturgiques préétablies. Bien sûr, l’industrie du cinéma n’a pas attendu les IA pour standardiser les techniques d’écriture, comme le prouvent les nombreux manuels mis à disposition des auteurs professionnels, ou désirant se professionnaliser – par exemple le best-seller Save the Cat! de Blake Snyder (2005). Mais, face au rythme effréné de la course à la nouveauté que mènent les plateformes de streaming comme Netflix ou Amazon Prime, l’efficacité et la rapidité des IA à produire du récit rebattent certaines cartes : quand l’alimentation d’un catalogue compte plus que son contenu, les temps de développement et d’écriture des projets se trouvent logiquement réduits à leur strict minimum et, si les scénaristes ne disparaissent pas complètement, leurs conditions de travail déjà extrêmement précaires continuent de se dégrader. Les IA ne sont, pour l’instant, rien d’autre que ce qu’en font les professionnels du secteur cinématographique : à eux donc de décider dans quel sens ils désirent être bousculés.
1 Alexia De Mari, « Le sous-titrage, entre intelligence artificielle et savoir-faire », Mediakwest, n°51, avril 2023, pp. 4852.
2 André Bazin, « Mort tous les après-midis », Cahiers du Cinéma, n°8, avril 1951.