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Avec le mouvement #MeToo, le terme de « female gaze » s’est mis à circuler… On a commencé à s’interroger sur la différence entre la manière de filmer les corps de femmes et ceux des hommes, en d’autres termes sur les représentations de genre. Pourtant le female gaze ou regard féminin existe depuis les débuts du cinéma, mais de quoi s’agit-il ? C’est quoi un regard féminin à l’écran ? À quoi peut-on le reconnaître ? Qu’est-ce que cela change à notre expérience de spectateur, de spectatrice ?

Il y a tout juste un an, dans une tribune destinée à l’actrice Adèle Haenel, la romancière Virginie Despentes écrit « Je te female gaze »…

DU MALE GAZE AU FEMALE GAZE  

Le female gaze ou regard féminin fait écho au concept théorisé par la critique de cinéma américaine Laura Mulvey, en 1975 dans son article Plaisir Visuel et Cinéma Narratif sur le male gaze (regard masculin). Elle explique que dans la plupart des films, les femmes apparaissent comme des choses regardées par des hommes. Elle distingue trois types de regards : celui de la caméra, celui des personnages et celui du spectateur, et démontre qu’à chaque fois, la vision subjective de l’homme est privilégiée. 

Mais pour le regard féminin de quoi s’agit-il ? Même s’il prend en considération les trois mêmes points de vue, il n’est pas l’inversion du male gaze. Il ne s’agit pas pour les femmes cinéastes d’objectifier et fétichiser les corps masculins, mais il se réfère à la perspective d’apporter au film, un point de vue différent d’une vision masculine sur le même sujet. Il s’agit bien de tout réinventer : la manière de filmer, de raconter des histoires, de les évaluer en terme critique…

ANALYSE DU FEMALE GAZE À L’ÉCRAN PAR IRIS BREY 

Dans son essai Le regard féminin, une révolution à l’écran, l’universitaire et critique Iris Brey, à travers une analyse rigoureuse, ressuscite des films mettant en scène un regard féminin qui ont été « oubliés » par l’historiographie et relégués « à une culture souterraine invisible. » Virginia Woolf le soulignait déjà elle aussi en 1929 dans Une chambre à soi où elle analyse avec ironie les causes du silence littéraire des femmes pendant de nombreuses décennies.

Comment le reconnaître ? 

Iris Brey explique en quoi le female gaze permet de ressentir à l’écran l’expérience féminine dans sa pluralité. Elle propose « une grille de lecture en six points pour caractériser le female gaze » :

« Il faut narrativement que :

  1. le personnage principal s’identifie en tant que femme ;
  2. l’histoire soit racontée de son point de vue ;
  3. son histoire remette en question l’ordre patriarcal ;

Il faut d’un point de vue formel que :

  1. grâce à la mise en scène, le spectateur ou la spectatrice ressente l’expérience féminine ;
  2. si les corps sont érotisés, le geste doit être conscientisé ;
  3. le plaisir des spectateurs ou spectatrices ne découle pas d’une pulsion scopique (prendre du plaisir en regardant une personne en l’objectivant, comme un voyeur) »
DÉCOLONISER NOTRE IMAGINAIRE 

Dans une approche « phénoménologique et féministe », Iris Brey invite à continuer cette découverte dans les films, pas seulement pour rendre justice à trop de femmes cinéastes broyées par la domination masculine, mais surtout pour lutter contre les clichés sexistes et la culture du viol. Elle propose de nourrir notre rapport au monde et à nous-mêmes, en éprouvant dans les films une subjectivité et une capacité d’agir au féminin. « Le female gaze existe depuis le début du 7ème art. Il suffit de jeter un coup d’œil aux films d’Alice Guy, Germaine Dulac, Ida Lupino, Maya Deren, Chantal Akerman… (…) Laura Mulvey expliquait que le male gaze venait de l’inconscient du patriarcat. » Créer un point de vue féminin, reviendrait donc à une exploration formelle, qui cherche à renouveler une grammaire cinématographique en (ré)inventant des codes visuels pour susciter plaisir, désir et même amour.

« C’est ce que font à mon sens les grandes œuvres du female gaze. Au lieu de nous abandonner, de nous renvoyer à notre solitude, elles nous saluent. Elles nous considèrent. Le déchirement à l’idée de quitter ces héroïnes demeure, mais on les laisse partir. Il n’y a pas de rapt. Elles sont autonomes. Elles sont libres. Reste la joie du souvenir, de savoir qu’elles vivent maintenant dans notre imaginaire. Marianne et Héloïse, Fleabag, Ada, June, Chris, Simone, Wonder Woman, Michèle, Thelma et Louise, Thérèse et Carol, (…) et toutes les autres, nous disent : « Nous sommes sous vos yeux. » Il était temps de redresser nos regards. »

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