Censure et cinéphobie : quand les films font peur
Polémiques, annulations de projection, censure en milieu scolaire ou ailleurs… Les relations qui unissent le cinéma à ses publics sont parfois troublées. D’où viennent les hésitations à programmer tel ou tel film et comment y répondre ? Maureen Lepers, Docteure en cinéma et audiovisuel et chargée d’enseignements, nous éclaire sur le sujet…
Des bancs de l’école à la société civile : des phénomènes de censure pluriels
Il y a une dizaine d’années, la programmation de Tomboy (Céline Sciamma, 2011) par certaines coordinations des dispositifs Ecole et cinéma ou Collège au cinéma est contrariée par les équipes pédagogiques et les parents d’élèves de plusieurs établissements, qui s’opposent à la projection. En cause, le sujet du film (les interrogations de Zoé/Mickaël, 10 ans, sur son identité de genre), qui fait polémique dans le contexte tendu de l’époque (celui de la Manif pour tous et des débats sur l’ouverture du mariage aux couples de même sexe). De telles manifestations de prudence sont courants dans le milieu scolaire et ne concernent pas seulement les films dont les thématiques sont susceptibles de froisser les établissements les plus conservateurs : quand est programmé La Leçon de piano (Jane Campion, 1993) l’année dernière, plusieurs élèves interpellent sur le traitement du personnage féminin principal et s’opposent à la projection du film.
Ces phénomènes inscrivent les collèges et les lycées dans un mouvement de prise de conscience de la portée politique des images cinématographiques qui se décline également dans l’enseignement supérieur. Un article du Monde du 27 février 2023 revient par exemple sur l’indignation suscitée par la fin de Sombre (Philippe Gandrieux, 1998), projetée dans un cours d’analyse filmique à La Fémis. « Le viol n’est pas un motif narratif, il n’est pas un pivot dramaturgique », expliquent les élèves dans un mail adressé à la direction de l’école. Les institutions cinéphiles sont elles aussi mises en cause : en 2017, la Cinémathèque Française s’est ainsi trouvée rattrapée par #MeToo quand des militants et militantes féministes se sont rassemblés en masse pour protester contre la tenue de la rétrospective Polanski.
Bref, que les crispations relèvent du conservatisme politique ou du progressisme social, elles semblent imposer un même constat : le cinéma trouble l’ordre (mais l’ordre de qui ?), il faudrait donc le censurer.
De quoi parle-t-on quand on parle de censure ?
C’est peu dire que le terme « censure » est historiquement chargé et, bien que son emploi pour désigner les exemples susmentionnés soit courant, il faut en interroger la pertinence. Peut-on mettre sur le même plan la réticence d’établissements scolaires face à Tomboy, les prises de parole d’élèves ou d’étudiants contre la projection de certains films et les régimes de censure nazis ou communistes, comme le fait Emmanuel Pierrat en 2021 dans « Censure et cancel culture au cinéma » ? Est-il raisonnable d’employer des formules comme « McCarthysme de gauche » pour désigner l’attention aiguë accordée aux questions socio-politiques soulevées par les représentations, à l’instar de Marc Weitzmann dans l’émission qu’il anime sur France Culture, Signe des temps, le 27 septembre 2020 ? Non, pour plusieurs raisons.
La première : la censure est (très) loin d’être systématique. Les films dont il est question ici ont été pour la plupart visibles et, si leur diffusion a effectivement été contrariée, c’est seulement de façon ponctuelle : à l’heure du numérique, la circulation des films est impossible à empêcher sur nos territoires.
La deuxième : à multiplier les raccourcis sémantiques et historiques, on perd de vue un point fondamental. Les phénomènes de protestation dont il est question en France renvoient à des pratiques d’autorégulation des institutions (scolaires, culturelles) et non à des directives étatiques : les cinéastes ne subissent pas la répression d’un régime politique, comme c’est le cas ailleurs, en Iran par exemple, où Jafar Panahi (Taxi Téhéran, 2015) a dû entamer une grève de la faim pour sortir de prison. Ici, les publics posent des questions et exercent démocratiquement leurs droits de s’exprimer et de penser. Une précision importante cependant : la liberté d’expression a des limites prévues par la loi ; l’homophobie, notamment, est un délit. S’opposer à la projection d’un film parce qu’il met en scène un couple LGBT ou parce que ses représentations des personnages féminins sont jugées éculées n’a donc pas le même poids. Dans le premier cas, c’est de la discrimination , comme l’analyse un article de Médiapart du 1er avril 2023; dans le deuxième, il s’agit plutôt de relire des images créées à une certaine époque, dans un certain contexte, avec un œil neuf.
Des phénomènes qui prennent racine dans l’histoire globale du cinéma
Ces pratiques d’autorégulation remontent à loin. Pour le secteur cinématographique, historiquement motivé par des considérations plus industrielles qu’artistiques, la question du public a toujours existé. À l’époque classique hollywoodienne, elle était explicitement prise en charge par les studios, qui voyaient la capacité d’un film à capter plusieurs communautés comme un avantage économique. Le cinéma hollywoodien des années 1930-1950 reposait ainsi sur un système d’autocensure, le Code Hays, dont l’un des buts était de se prémunir des appels au boycott des associations religieuses les plus puritaines. Ces pratiques industrielles n’étaient pas synonymes de consensualité politique : dans « Double Speak », Noël Burch analyse en quoi les films américains sont toujours conçus pour accueillir des lectures idéologiques ambivalentes, à même de suivre les questionnements culturels qui traversent les sociétés, et donc de générer des entrées. Écrit par un conservateur (Paul Schrader) mais réalisé par un libéral (Martin Scorsese), un film comme Taxi Driver (1977) peut ainsi séduire un public de droite comme de gauche.
L’idée d’un cinéma agitateur de l’ordre social est elle aussi ancienne. Dès son apparition, le cinéma est fustigé pour des raisons moins artistiques que sociologiques – à l’origine, les films sont des attractions de foire. Comme l’explique Nicolas Poirier dans « Le spectateur de cinéma. Pour sortir de la critique du spectacle », les publics des films contestent une certaine idée du bon ordre culturel en abolissant les frontières entre les classes sociales. Le dispositif de la salle de cinéma en est d’ailleurs le symbole : contrairement aux systèmes de catégories hiérarchisées que propose la plupart des théâtres, les gens peuvent s’asseoir où ils veulent pour voir un film, et pour le même prix. En théorie, le cinéma est donc accessible à toutes et tous, et les catégories sociales les plus silenciées – les minorités de genre, les personnes racisées – peuvent, comme les autres, élever la voix pour se faire entendre. Là encore, le phénomène n’est pas nouveau : en 1939, au moment de la sortie d’Autant en emporte le vent (Victor Fleming), les militants africains-américains de la NAACP sont nombreux à dénoncer les représentations racistes que véhicule le film.
Derrière la censure et les polémiques, le rapport aux images
In fine, les débats houleux que suscitent les films, les demandes d’annulation des projections ou de déprogrammation posent une double question : celle de la liberté des enseignants d’une part – notamment dans certains établissements privés, ainsi que le démontre le même article de Médiapart – ; celle des outils pédagogiques dont nous disposons pour discuter des images d’autre part. En milieu scolaire, les professeurs se trouvent parfois démunis face à l’ampleur que prend un film dans une classe, et se positionner face à la parole des élèves (et des parents) peut s’avérer compliqué. Dans les ateliers d’analyse filmique que j’anime dans trois collèges d’Ivry-sur-Seine, je me suis par exemple trouvée face à des professeurs m’avouant ne pas avoir eu le courage de discuter d’Excalibur (John Boorman, 1981) avec leurs élèves en raison de l’importance des scènes de sexe, dont une assez brutale – un viol en armure au début du film. J’avais prévu une analyse sur l’héroïsme du Roi Arthur, mais les réactions des élèves – tantôt provocantes, tantôt amusées, toujours curieuses – sur cette séquence d’ouverture m’ont menée sur d’autres terrains : en quoi la scène les interpelle-t-elle, reconnaissent-ils tous le viol, et pourquoi ? Loin de nous éloigner du film, ces débats nous ont rapprochés des images : la mise en scène et les costumes des personnages ont été analysés, et beaucoup d’élèves m’ont posé des questions très précises sur les tournages (comment on tourne une scène de sexe, qui donne son consentement et pour quoi ?).
Les films et leurs réceptions permettent de prendre le pouls des débats sociaux : ils avancent avec les sociétés, jamais contre elles. Questionner les images et les logiques de représentation (des corps, des lieux, des groupes), prendre conscience, parfois à regret, du caractère sexiste ou raciste d’un film qu’on adore ne signifie pas assécher ce film, ou le condamner à mort. Au contraire, il s’agit toujours d’enrichir la réflexion, de débloquer des niveaux de lecture supplémentaires. Les films sont par nature polysémiques : les représentations qu’ils proposent et qu’ils font circuler n’existent qu’à travers le regard des spectateurs et des spectatrices, et donc de leurs interprétations. Celles-ci entrent parfois en concurrence, mais elles doivent toutes être audibles car le débat, la discussion sont au cœur de l’analyse filmique et de l’expérience cinématographique en général.
Crédit photo : Shining © Warner Bros