Alors que les salles de cinéma ne réouvriront pas en cette fin d’année, beaucoup se demandent à quoi va ressembler 2021. Les enjeux sont nombreux mais les contours des évolutions ne sont pas encore pleinement connus…
Si le mois d’octobre annonçait une reprise, ce malgré le manque de blockbusters, les pertes restaient importantes. La deuxième fermeture des salles de cinéma a été terrible mais elle a permis pour certains lieux de juguler leurs pertes. Les aides de l’Etat et du CNC – généreuses et bien ciblées – n’incluaient pas ce nouvel épisode. Aussi, ce qui était prévu à la relance, ne servira in fine qu’à la survie.
Quand les salles rouvriront, leur principal défi sera de proposer une belle diversité de films. Il devrait être relevé, certes avec quelques longs métrages américains en moins, mais l’offre française et européenne reste forte et diversifiée. A contrario en réfléchissant à long terme, l’exercice de programmation devient vertigineux. Les tournages n’ont toujours pas complètement repris aux Etats-Unis. Tout le modèle y est bouleversé au point que certains tournages sont délocalisés en Europe, là où les conditions sanitaires ont permis une reprise plus rapide. Côté spectateurs, de nouvelles habitudes ont été renforcées, amplifiées sur les écrans domestiques. La filière cinématographique est aujourd’hui plus bousculée par la vitesse des évolutions que par les évolutions elles-mêmes, puisqu’elles préexistaient. Cela ne tombe pas si mal en terme de temporalité puisque en 2021, la famille de la filière du cinéma va s’agrandir avec l’application de la directive SMA « service médias audiovisuel » au 1er janvier.
L’EXCEPTION FRANÇAISE ET LA CHRONOLOGIE DES MÉDIAS
L’époque où le cinéma était un média de masse – on s’y divertissait autant qu’on s’y informait – semble bien loin et, depuis, dans son sillage de nombreux autres acteurs de la diffusion du cinéma sont apparus.
Le CNC, créé en 1946, met rapidement en place une taxe spéciale additionnelle (TSA) afin de permettre aux nouvelles productions de se financer. L’exception culturelle française, en 1959, offre au cinéma un statut spécial lui permettant d’être régulé par-delà la loi de marché. La télévision s’installant au sein des foyers, dans les années 70, les entrées en salles de cinéma baissent, mais c’est avec l’arrivée de la vidéo – au début des années 80 – qu’un mécanisme est créé pour réguler le marché de la diffusion. La primauté du cinéma en salle est sanctuarisée et chacun des acteurs participent au financement de la création.
La filière cinématographique et audiovisuelle se structure et intègre, au fur et à mesure, les nouveaux supports ou canaux de diffusion où chacun finance la production en contre-partie de droits de diffusion à un temps donné. L’ensemble forme désormais un écosystème complexe, vertueux et pétri d’interdépendances. Le mécanisme de la chronologie des médias permet ainsi d’optimiser la valeur de chaque film sur le long terme et de support en support.
Avec l’essor des plateformes et nos habitudes linéaires de consommation, la question de savoir si ce système n’est pas devenu obsolète, est régulièrement posée. La crise sanitaire exacerbe aujourd’hui cette interrogation en la remettant fortement sur le devant de la scène.
Amplification des changements de pratiques des publics
A l’occasion des fermetures des salles, nombreux sont les nouveaux spectateurs qui se sont abonnés aux plateformes pour regarder des films. A l’instar des festivals passés « en ligne » ou des Oscars autorisant les films sortis directement en VOD, l’activité de programmation des exploitants de cinéma s’est également alignée sur le streaming. Les films du 14 mars et du 29 octobre, sacrifiés par la fermeture des salles, ont bénéficié d’un assouplissement de la chronologie des médias pour sortir plus rapidement en VOD ou passer directement en ligne. Dans le courant de l’été « les jours et soirs interdits » où la télévision ne peut diffuser de cinéma – sautent. Le direct to Video, longtemps pratiqué uniquement par Disney se répand et s’amplifie.
Intégration de nouveaux acteurs
La contribution des plateformes devrait atteindre des records pour l’année 2020 (versement au CNC d’une « taxe vidéo » de 5,15% sur leur chiffre d’affaires) et en 2021, sera inaugurée leur contribution à la production française dont l’entrée en application se fera au 1er janvier par la directive SMA « service médias audiovisuel ».
Le SMA devrait représenter un apport d’argent important pour la production cinématographique et audiovisuelle qui s’accompagnera d’un rééquilibrage des taxes pour les autres acteurs et peut-être de quelques aménagements de la chronologie des médias. Car comme le précisait le Premier ministre lors du dernier festival d’Angoulême « On ne peut pas exiger beaucoup des plateformes et leur imposer les délais de diffusion aujourd’hui prévus ».
Mais l’équation est difficile à trouver car les réalités divergent selon les plateformes et on ne peut pas se permettre de faire du sur mesure pour chacun. Les plateformes ne sont pas que des diffuseurs : elles sont à la fois des producteurs, des éditeurs et des distributeurs. C’est tout un écosystème qui s’en trouvera bouleversé.
Mais alors quelle importance cela revêt pour les publics ? Et qu’en pensent les exploitants* ?
Certains exploitants nous racontent comment les annonces de changements aux USA ne sont pas rassurantes, qu’ils sont « inquiets » de voir que certains circuits voient subitement leur exposition se raccourcir à 17 jours. Les bons résultats des plateformes poussent dans ce sens.
Les exploitants ont à cœur de satisfaire avant tout les envies de leurs publics, mais aussi de respecter les oeuvres. « La chronologie des médias a été créée pour que les différents diffuseurs ne se cannibalisent pas. » En effet, si tous les films étaient diffusés en même temps, cela aurait pour effet d’éparpiller les publics et d’affaiblir la chaîne de valeur. En outre, le modèle impose d’avoir un niveau de recettes à la hauteur des productions. Changer la fenêtre d’exclusivité en salle de cinéma constitue un « risque de bouleverser la rotation des films. Ce qui est un vrai problème car ils sont très nombreux ces dernières années ». Sur ce point, on sait l’agacement de certains publics quant au turn over trop rapide des films en salle.
Les exploitants sont donc très attachés à la « sacro sainte fenêtre d’exclusivité en salle » mais tous ne sont pas du « village gaulois » (Cf Olivier Snanoudj, SVP Distribution cinéma de Warner France in Boxoffice Pro – L’Émission #2). Certains pensent déjà au changement : « C’est sûr qu’il va falloir s’adapter. Le monde change vite, le premium VOD, les dynamic Window et Christie (fabricants de projecteur cinéma) qui travaillent déjà sur un dispositif de diffusion simultanée en salle et à domicile… ».
Mais avec la montée des plateformes, on observe une baisse très nette de fréquentation de la vidéo physique et de la TV, voire même de la vidéo à l’unité. Cette tendance contribue à renforcer la place de la salle de cinéma nous explique un exploitant amiénois avant de compléter qu’« en terme de valeur, on évalue très bien aujourd’hui l’importance de la « sortie salle » d’un film, qui lui donne ses galons de « film de cinéma » et renforce l’attrait du public et par conséquent sa valeur ensuite sur les autres supports. »
La salle est donc à ce point importante que dernièrement des accords aux Etats-Unis, entre un réseau de salles et une plateforme, prévoient des contributions de compensation de la VOD à destination des salles pour qu’elles maintiennent néanmoins leur programmation.
« Il ne faut pas gâcher la carrière des films et ça débute par la salle ». Le mot est fort et ferme mais comme la carrière d’un film ne se fait pas uniquement sur les deux premières semaines, la durée est essentielle et peut être même profitable à certains films. « En plus, il existe des évènements de continuation très importants comme le festival Télérama. Pour ce qui concerne mon cinéma, un mono écran art et essai, typiquement, on est très attentif à la durée de vie des films qu’on accompagne au maximum ». Il est certain que pour les publics, ce type d’évènement permet un rattrapage car vu le nombre de films qui sortent chaque semaine, raccourcir le temps d’exposition d’un film permet, certes, d’en exposer d’autres mais renforce leur concentration sur certaines périodes et compresse leur visibilité. Pas certain que le public s’y retrouve !
Mais enfin des mots rassurants nous viennent aussi des Etats-Unis via le PDG du studio Paramount « Pourquoi les gens continuent d’aller au cinéma ? Parce que c’est une expérience unique, collective. Les gens ont peut-être une grande télé chez eux, mais pas une grande télé de 20 mètres. Les gens vont retourner au cinéma comme ils l’ont toujours fait. C’est là que le cinéma a commencé, c’est là que le cinéma va continuer. On se le dit souvent – c’est une banalité – mais c’est la nature même des banalités, elles tendent à être vraies ! »
On peut donc être confiant en la cinéphile du public qui préfère l’expérience grand écran. Il n’en reste pas moins que les « sorties hybrides » qui se multiplient aux USA (Warner sur tous les films 2021) agitent toute la filière.
« Si même les blockbusters sortent à la fois sur la plateforme de streaming et en salles, à quoi bon continuer d’aller au cinéma et payer 15 dollars la place alors que le public peut s’abonner à une plateforme de streaming pour le même prix ? C’est un signal pour les autres studios. La Warner rompt les règles de bonne conduite qui étaient en vigueur dans l’industrie du cinéma jusqu’à présent et elle crée un précédent… Au risque de faire passer les salles de cinéma au second rang du modèle économique, derrière le streaming. » Capucine Cousin, journaliste spécialiste de l’économie du cinéma
Les comparaisons internationales autant que l’analyse historique montrent que la fréquentation des salles de cinéma possède une dynamique propre, finalement assez peu sensible aux nouveaux canaux de diffusion ; même vis-à-vis du numérique puisqu’elle ne baisse pas malgré l’essor de la VOD depuis 2016.
En tout état de cause, cela est le fait : du public français, nombreux et très attaché au cinéma ; du fort soutien des pouvoirs publiques ; du modèle de l’exception culturelle et de la chronologie des médias dont la grande force est d’avoir su intégrer les éléments systémiques de sa propre résilience.
Il est probable qu’après cette période, la filière cinéma doive se réinventer encore une fois. Les mouvements opérés aux USA sont à l’échelle du cinéma mondial comme des plaques tectoniques, ils auront des répercussions sur le continent cinématographique européen.
Abstraction faite de la situation économique globale qui pourrait grandement se détériorer et avoir un impact sur le secteur, aujourd’hui et pour 2021, les exploitants travaillent dur à la diversification de leurs propositions pour faire de leurs salles des établissements forts au coeur de leur ville et village mais, en dernier ressort, ce sera bien aux publics d’arbitrer sur l’avenir qu’ils veulent donner à l’exploitation des films en salle de cinéma.
* Propos recueillis d’exploitants indépendants des Hauts-de-France
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